📰 Le Fil | Catherine Jestin, Directrice exécutive en charge du numérique, Airbus | PGE90
« Une journée au cours de laquelle je n’apprends rien est une journée perdue »
D’Accenture à Airbus, Catherine Jestin a connu tous les défis numériques de ces 30 dernières années. Portrait d’une femme qui a en main les systèmes informatiques du champion européen de l’aérospatiale.
Parcours professionnel
1987 : DEUG, Mathématiques appliquées aux sciences sociales, Université Paris Dauphine
1990 : Master in Management, Management de l’industrie et des technologies, emlyon business school
1990 : Consultante, Accenture
2002 : Associée, Accenture
2008 : Directrice des systèmes d’information et des technologies, Rio Tinto
2013 : Directrice de la gestion de l’information, Airbus Helicopters
2020 : Directrice des systèmes d’information, Airbus
2021 : Directrice exécutive en charge du numérique, Airbus
À propos du numérique @ Airbus
- Un budget de 1,7 Md €
- Près de 3 500 salariés à travers le monde, principalement en Europe (France, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne et Portugal) et en Inde, mais également en Amérique du Nord (États-Unis et Canada), en Chine, en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique (Singapour, Australie, Japon), et en Amérique latine (Brésil, Mexique)
- 6 500 applications pour plus de 500 000 utilisateurs (salariés, clients, fournisseurs)
Quel est le périmètre de vos responsabilités ?
Je supervise l’ensemble des systèmes informatiques d’Airbus, à l’exception des systèmes embarqués dans les avions. Mon équipe conçoit, développe et assure le fonctionnement des solutions numériques utilisées par les différents services de l’entreprise : finances, ressources humaines, production, bureau d’études, etc. Nous gérons tout : les solutions dématérialisées, l’infrastructure, la cybersécurité et les applications installées sur les appareils des salariés, tel que les ordinateurs et les téléphones mobiles. Mon périmètre se concentre sur l’aviation commerciale et les fonctions intégrées d’Airbus, car les deux divisions de l’entreprise, Airbus Helicopters et Airbus Defense and Space, ont chacune leur propre équipe numérique. Ces équipes sont néanmoins placées sous ma responsabilité hiérarchique et nous avons de nombreuses solutions en commun. Ce que j’aime dans mon travail, c’est qu’il me donne la possibilité d’interagir avec toute l’entreprise et avec le monde extérieur (nos clients et fournisseurs). Je traite un vaste éventail de sujets, tantôt très techniques, tantôt fonctionnels, mais aussi en lien avec les finances, les négociations avec les fournisseurs, les ressources humaines, les fusions-acquisitions, etc. De plus, l’environnement au sein duquel je travaille est en constante évolution. Aujourd’hui, tout tourne autour de l’intelligence artificielle, mais il y a cinq ans, c’étaient les données et l’informatique dématérialisée, et il y a 20 ans, c’était Internet. Le monde numérique évolue très rapidement.
Pouvez-vous nous décrire l’environnement numérique au sein d’Airbus ?
Mes équipes gèrent près de 6 500 applications pour plus de 500 000 utilisateurs : nos 150 000 salariés, ainsi que les utilisateurs de nos clients et fournisseurs. Autrement dit, les utilisateurs de nos systèmes informatiques sont plus nombreux à l’extérieur d’Airbus qu’à l’intérieur !
Par exemple, nos clients utilisent nos outils pour préparer la configuration de leur avion ou consulter les données techniques numérisées (manuels pour les pilotes ou l’entretien de l’avion). Ces systèmes doivent être disponibles 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours par an ; nous ne pouvons nous permettre aucune interruption, c’est un défi intéressant. Au cours des cinq dernières années, nous avons développé de nombreux cas d’utilisation pour nos clients, tels que des algorithmes d’entretien préventif fondés sur les données recueillies par les capteurs des avions, ou encore des solutions visant à optimiser leur flotte grâce à l’analyse de plusieurs facteurs (conditions météorologiques, nombre de passagers, itinéraires, chargement à bord, etc.).
Nos fournisseurs accèdent également à certaines solutions pour la conception ou la construction des avions. En moyenne, un avion se compose de deux millions de pièces différentes. Airbus ne s’occupe « que » des principaux composants et de l’assemblage final de l’avion. Pour fabriquer toutes ces pièces, il ne faut pas moins de 10 000 fournisseurs ; la fabrication et l’assemblage de ces pièces prend environ deux ans. Afin de garantir la livraison ponctuelle et la qualité de nos avions, nous avons conçu des solutions permettant de synchroniser la planification globale et de suivre l’ensemble des flux logistiques.
En 2050, le secteur de l’aviation internationale devra être décarboné. Comment la transformation numérique peut-elle aider Airbus à atteindre cet objectif ?
La décarbonisation est LE défi majeur dans notre secteur. Chez Airbus, le développement durable est notre priorité n° 1, à commencer par le comité exécutif. Nous voyons cela comme notre « licence d’exploitation » si nous voulons que les gens continuent à prendre l’avion. Nous travaillons activement sur deux solutions : le recours aux carburants d’aviation durables (CAD) pour remplacer les combustibles fossiles, et la création d’un avion à hydrogène. À l’heure actuelle, nos avions peuvent d’ores et déjà voler avec 50 % de carburants d’aviation durables ; d’ici 2030, ils seront certifiés pour voler avec 100 % de CAD. Nous prônons et investissons dans la création d’un écosystème de production et d’acheminement de ces carburants vers les aéroports. La propulsion par l’hydrogène est l’une des solutions les plus prometteuses pour décarboner le secteur de l’aviation. Nous concevons et affinons les briques technologiques d’un avion à hydrogène qui sera mis en service en 2035. Comme beaucoup d’autres acteurs majeurs, nous sommes convaincus que la décarbonisation va de pair avec la transformation numérique. Elle nous permet de concevoir cette nouvelle génération d’avions grâce à des technologies de pointe comme la modélisation 3D, les simulations, etc. La transformation numérique joue d’ores et déjà un rôle crucial pour aider Airbus à réduire ses émissions et à atteindre ses objectifs SBTi. Par exemple, mon équipe œuvre à optimiser l’utilisation des solutions dématérialisées et à réduire la consommation d’électricité de nos centres de données. Nous recyclons également une grande partie de nos appareils, tels que les ordinateurs, les écrans et les téléphones.
Un avion se compose de deux millions de pièces différentes. Airbus ne s’occupe « que » des principaux composants et de l’assemblage final de l’avion. Pour fabriquer toutes ces pièces, il ne faut pas moins de 10 000 fournisseurs.
Quelle est la stratégie d’Airbus en matière d’IA, et plus particulièrement d’IA générative ?
Nous n’avons pas attendu ChatGPT pour nous intéresser à l’IA chez Airbus ! Nous avons commencé il y a près de 30 ans avec l’analyse des images satellites, qui est très utile pour l’armée, l’agriculture, la protection des forêts, ou encore le secteur de l’assurance. Il y a 10 ans, nous avons commencé à envisager l’automatisation des manœuvres sur la piste et de nouvelles fonctionnalités d’aide au pilotage. Bien entendu, ChatGPT a créé une vague de nouvelles applications. Avant l’IA générative, l’IA était un domaine réservé aux ingénieurs et aux équipes numériques. Ce qui est frappant avec l’IA générative, c’est que les cas d’utilisation (nous en avons recensés plus de 700 en 2023) proviennent de tous les services de l’entreprise : affaires juridiques, finances, RH, etc. La difficulté réside dans le fait de choisir les bons. En termes de stratégie, nous utilisons plusieurs solutions d’IA externes reliées à nos applications principales : Google AI, SAP AI, Dassault Systèmes AI, etc. Nous estimons que ces fournisseurs de logiciels sont les plus à même de développer les meilleures solutions d’IA pour leurs applications ; nous devons prendre le temps d’identifier ce qui est utile pour nous dans leur offre. Nous développerons également des outils d’IA internes pour traiter certains problèmes, lorsqu’il n’existe aucune solution sur le marché. La différence majeure de l’IA par rapport aux autres projets numériques que j’ai pilotés par le passé, c’est la vitesse de mise en œuvre et le retour sur investissement : le montant investi peut être multiplié par 30, voire 60. Je n’ai jamais vu cela au cours de mes plus de 30 années d’expérience dans le secteur numérique.
Vous êtes présidente du conseil de Gaia-X. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette association ?
L’objectif de Gaia-X n’est pas de créer une solution dématérialisée européenne, comme beaucoup le pensent, mais plutôt de définir et d’intégrer des normes, des règles et un cadre permettant de sécuriser et de garantir la souveraineté ainsi que l’interopérabilité des flux de données en Europe. Gaia-X soutient notamment la création d’espaces de données dans les secteurs de l’automobile, de l’énergie, du transport et de l’aérospatiale, afin que les entreprises de ces secteurs puissent partager leurs données gratuitement, simplement et en toute sécurité. C’est primordial pour nos activités : dans l’aérospatiale, comme je le disais tout à l’heure, nous devons constamment échanger des informations avec des milliers de fournisseurs. De plus, des secteurs comme la production et la distribution d’énergie, le transport, la banque, la santé et l’aérospatiale revêtent une importance cruciale pour l’Europe : ces données doivent être protégées, et cela n’est possible que dans un environnement souverain.
Dès le début de votre carrière, vous vous êtes spécialisée dans les systèmes d’information. Qu’est-ce qui vous a séduite dans ce domaine ?
Après avoir obtenu mon diplôme d’emlyon, je ne savais pas trop ce que j’allais faire, mais je savais que je voulais travailler dans ce secteur. J’ai choisi Accenture car c’était une bonne opportunité de travailler sur différents sujets et avec une clientèle diversifiée. Ma première mission portait sur la gestion des stocks de l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry. J’ai découvert que l’interaction entre les procédés et les systèmes d’information sous-jacents était fascinante. Cela m’a plu, à tel point que je suis restée 17 ans chez Accenture. Ce que j’aime avec le numérique et les systèmes d’information, c’est qu’on apprend tous les jours. C’est une source de motivation essentielle dans ma vie professionnelle : une journée au cours de laquelle je n’apprends rien est une journée perdue.
Est-ce difficile de faire partie des « Women in Tech » ?
Non. J’ai toujours travaillé dans des secteurs très masculins : le secteur des ressources chez Accenture, puis l’industrie minière chez Rio Tinto, et enfin l’aérospatiale : Airbus emploie 20 % de femmes, mais nous sommes 30 % au sein de mon organisation et 36 % dans mon équipe de direction. Bien entendu, j’ai été confrontée à quelques remarques sexistes au cours de ma carrière, comme beaucoup d’autres, mais le fait d’être une femme n’a jamais été un frein. Au contraire, je crois que cela a été un atout. J’ai eu de la chance : lorsque je suis entrée sur le marché de l’emploi, les entreprises commençaient à promouvoir l’égalité et la mixité ; l’Accenture Women Program a été lancé en 1995, soit cinq ans après mon arrivée dans l’entreprise. Au sein des comités de pilotage, j’ai eu l’habitude d’être la seule femme autour de la table, mais je n’ai jamais eu l’impression que c’était bizarre ou que je n’étais pas acceptée. J’avais suffisamment confiance en moi pour considérer que j’occupais la place qui me revenait, et tout le monde était d’accord avec ça.
Ce n’est pas difficile de faire partie des « Women in Tech ». J’avais suffisamment confiance en moi pour considérer que j’occupais la place qui me revenait, et tout le monde était d’accord avec ça.
Quelles sont les étapes qui ont marqué votre carrière ?
En 2002, ma promotion en tant qu’associée d’Accenture a été un accomplissement et une reconnaissance dont j’étais fière. La deuxième grande étape a été mon passage de Rio Tinto à Airbus Helicopters, où j’ai occupé pour la première fois le poste de directrice des systèmes d’information. Ensuite, bien sûr, la transition vers l’aviation commerciale et le siège d’Airbus en 2020. Je ne m’y attendais pas. À ce moment-là, j’étais comblée, avec une équipe de 300 personnes et un budget de 200 millions d’euros. Cela n’avait rien à voir avec l’ampleur de mes nouvelles responsabilités, à l’échelle de l’entreprise tout entière. Je n’étais pas tout à fait sûre de pouvoir y arriver. Un an plus tard, on m’a demandé d’intégrer le comité exécutif d’Airbus. Là encore, ce fut un grand changement : moi qui avais l’habitude de me consacrer à 100 % à mes projets numériques, mes équipes et mes clients internes, je devais désormais consacrer 30 à 40 % de mon temps à des sujets radicalement différents qui m’étaient totalement inconnus ! (rires) J’ai commencé à traiter des questions stratégiques : fusions‑acquisitions, décarbonisation, planification de la relève des dirigeants... J’ai dû adapter ma méthode de gestion : il me fallait déléguer davantage et lâcher prise. Heureusement, j’ai une équipe sur laquelle je peux compter. En tant que membre du comité exécutif, j’ai également de nombreux échanges avec le monde extérieur : pouvoirs publics, Conseil, Commission et Parlement européens... Airbus est une marque emblématique et stratégique pour l’Union européenne. En travaillant sur la loi sur l’intelligence artificielle, je me suis rendu compte que je pouvais réellement influer sur des discussions majeures. C’était tout nouveau pour moi.
Vous avez travaillé au Canada pendant cinq ans. Comment avez-vous vécu l’expatriation ?
C’était génial. J’avais l’habitude de travailler dans des environnements internationaux au sein d’Accenture, mais le fait de vivre dans un pays étranger était une expérience totalement nouvelle et incroyable. J’aimais mon travail chez Rio Tinto et j’ai été impressionnée par la mentalité canadienne. Les Canadiens sont des gens positifs, ouverts d’esprit et tolérants ; diverses communautés cohabitent pacifiquement. En affaires, ils sont organisés et disciplinés, ce qui est caractéristique des Anglo-Saxons. Dans leur vie personnelle, ils sont davantage européens : ils aiment la culture, la gastronomie et les activités en plein air. L’hiver fait partie intégrante de leur culture. À Montréal, il faut s’intéresser au hockey sur glace, sinon on n’a pas de vie sociale... C’est presque une religion là-bas. (rires)
L’aviation est une industrie de passionnés. Airbus était-elle une « entreprise de rêve » pour vous ?
Au départ, Airbus a été une opportunité de carrière. Je recherchais un poste de DSI, et je l’ai trouvé chez Airbus Helicopters. Au cours de l’entretien, j’ai eu un bon contact avec mes futurs patrons, ce qui m’a permis de décrocher le poste. C’est là que j’ai découvert une industrie fascinante. Les produits sont extraordinaires. Les enjeux sont énormes, notamment en matière de sécurité, ce qui implique de grandes responsabilités et un souci constant de la qualité. L’engagement des salariés est incroyable. Beaucoup d’entre eux passent toute leur carrière chez Airbus et n’en partiraient pour rien au monde. Ils ont noué un véritable lien avec l’entreprise, ce qui facilite leur encadrement. En cas de crise, on n’a pas besoin de leur demander de fournir des efforts supplémentaires : tout le monde veut mettre la main à la pâte. J’ai pris mes fonctions au siège d’Airbus deux semaines avant le confinement lié au COVID ; il faut croire que c’était mon cadeau de bienvenue. (rires) C’était une période difficile. Nous avons été contraints de réduire la production de 40 %, de mettre en place des plans sociaux et d’arrêter beaucoup de projets, mais tout le monde consacrait son énergie à trouver des solutions. J’ai été impressionnée par le degré d’engagement de ma nouvelle équipe.
Quelques souvenirs de vos années de formation à emlyon ?
J’ai adoré ces années. Je faisais partie de l’équipe de volleyball, et je me souviens de tournois mémorables. Je faisais également partie de l’association humanitaire Odyssée. Au cours de ma dernière année, dans le cadre de la majeure Création d’entreprise, j’ai apprécié de travailler avec les enseignants sur le projet d’élaboration du plan d’activité ; ce projet a accéléré ma compréhension des multiples facettes et enjeux d’une entreprise.
Dans votre vie privée, êtes-vous geek ?
Pas du tout ! Travailler avec le numérique au quotidien me suffit amplement. Lorsque je rentre chez moi, je lis, je vais au restaurant, je regarde des matches de rugby et de hockey sur glace, je passe du temps avec ma famille et mes amis (autour d’un bon verre de vin) et je fais beaucoup de sport !
Commentaires0
Vous n'avez pas les droits pour lire ou ajouter un commentaire.
Articles suggérés